Si l’on vous demandait de choisir une couleur qui vous rappelle votre enfance, laquelle choisiriez-vous? Une qui évoquerait l’insouciance, la légèreté, comme un rouge pâle ou un bleu ciel? C’est finalement la question que l’on se pose face aux œuvres de Margaux Dehry: ses œuvres entremêlent différentes temporalités faisant dialoguer passé et présent. En peignant, l’artiste s’imprègne de photographies familiales et de sa propre mémoire visuelle qui tente de revenir à l’expérience première du passé. C’est une plongée dans les sites enfouis de l’enfance dont elle restitue la légèreté sur la toile, tantôt par le déguisement, dans des moments ludiques; tantôt en des moments heureux et familiaux de vacances.
Mais cette approche sensible est teintée d’une distanciation, comme le marquent les traits des visages qui s’effacent, ranimés seulement par la couleur, un jaune très vif. La douceur des couleurs s’entremêle à la douleur d’un passé. Comme les souvenirs, les couleurs sont répétées. Elles semblent pures, presque ne pas se mélanger, certaines du côté de la mélancolie comme des bleus cobalt et outre-mer ou d’autres plus vives comme les jaunes et oranges.
La démarche de Margaux Dehry consiste à renouer avec le passé. Elle fait écho aux récentes découvertes scientifiques concernant la mémoire de personnes ayant vécu des traumatismes qu’ils ont pu soigner en les retravaillant à l’aide d’un béta-bloquant. Répéter le souvenir, le relire, le ré-écrire avec un médicament. Ici, l’artiste crée une œuvre en même temps que sa propre mémoire. Une forme de résilience apparaît, comme si on pouvait, grâce à la création, guérir un traumatisme en transformant le passé. Cette malléabilité du passé se dévoile à travers son geste sur la toile.
Le passé s’adoucit et s’étire. Évanescentes, les formes elles mêmes semblent se mêler et disparaître. Le mode d’apparition de l’être dans le souvenir est celui d’une présence-absence, présence des souvenirs en images, parfois floues, mais absence de l’évènement en lui même, comme dans cette série de toiles où des silhouettes se dessinent sur un fond uni, renvoyant à la fois à la présence du corps mais également à son absence. Ces ombres semblent être en osmose avec le paysage, mais elles se détachent de celui-ci par les couleurs froides auxquelles elles se superposent.
Comme les formes courbes de ces ombres, celles plus angulaires des toiles en forme de maison expriment également un rapport au souvenir. L’espace est alors imprégné d’une poétique qui renvoie à l’imaginaire du refuge et de l’enfance. L’onirisme suscité par les lieux de la maison et l’atténuation des traits du visage donnent une certaine universalité à l’image qui permet, pour le spectateur, une identification au sujet.
En effet l’art est pour Margaux Dehry une manière d’être au monde qui engage la présence de celui qui regarde. Dans la galerie Fatiha Selam, l’artiste avait crée une installation nommée le « lieu sûr », qui plongeait le visiteur dans un univers intime: il devait y entrer seul, pieds nus, et répondre à une question inscrite dans un carnet: « à quel moment avez vous quitté l’enfance? ». Plus d’une centaine de personnes ont partagé leur expérience: qu’il s’agisse de la perte d’une liberté, d’un deuil, ou pour d’autres qui affirment avec un léger sourire qu’ils ne l’ont jamais quittée, c’est bien l’enfance et ses échos qu’explore l’artiste.
Ainsi, notre propre passé est en jeu à travers ses installations comme pour ses peintures. L’artiste cherche à saisir ce qui, dans la mémoire d’autrui, peut être ré-enchanté par le retour de souvenirs que l’on nie. C’est une sorte de mémoire collective de l’enfance qu’elle touche de son pinceau. La présence d’une larme sur un visage enfantin peut par exemple nous rappeler des souvenirs tristes ou un deuil, que l’on tente d’oublier. Mais face à cette présence mélancolique il y a finalement une forme de reconnaissance, une invitation à regarder différemment nos propres souvenirs. Comme un ré-enchantement de l’avenir de notre passé.
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