Des effluves végétales prennent le nez tout entier sans attendre que la vue apprivoise l’obscurité du théâtre de l’Échangeur. Comme une madeleine, elles déclenchent d’emblée un vagabondage de la pensée, réminiscences d’échappées champêtres ou Vanités. Présent, passé et futur se téléscopent à l’odeur. Sur le plateau, côté jardin, des plantes, des arbres et des fleurs, qui semblent s’être évadées de leur jardinière, languissent. Seraient-elles en voie de « réensauvagement » ou de numérisation ?« C’est un jardin moitié végétal moitié digital. Chlorophylle et pixels, pour dire vite » explique l’homme qui déboule sur scène, en préambule de sa longue adresse au public toute aussi foisonnante que le bosquet. Alain Béhar, auteur, metteur en scène et interprète (inédit), n’est pas enclin à la concision. D’hésitations en digressions et d’analepses en pantomimes, le narrateur fait jaillir Roland – son aura du moins – et les 24 lettres que cet homme de théâtre, fondateur du « Mouvement Potentiel Potentialiste », lui a transmis après sa mort. Cet héritage, articulé autour de notes sur papier, disque dur et autres « medias zombies », semble dérouler un protocole d’anticipation. À partir de 2017 et jusqu’en 2043 – date à laquelle Google a tué la mort – les membres du Mouvement se réuniront tous les premiers jeudi du mois de mars. Où et comment ? Ici et là, autour d’un « kebab clandestin » à Béziers, dans le royaume du Bhoutan, à la Cour du roi Louis XXVI, dans un « camp de SDF suréquipés électroniquement »ou en compagnie d’un « cadre post-déconstructiviste de chez Samsung ».
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Inutile de tenter de suivre quelque logique à cette histoire pataphysicienne. Quant à la règle des trois unités : morte et enterrée. Le débit de parole épouse le mouvement et le rythme d’une pensée fourmillante, acrobatique, plasticienne. C’est de virtuosité, de la langue et de l’imaginaire, dont Alain Béhar fait ici, non pas la démonstration (ce serait trahir l’indétermination essentielle des potentiels que l’auteur célèbre), mais l’expérimentation. Serait-ce cela « créer par rajout du manque » – un autre paradoxe béharien – ? Un manque, peut-être nécessaire à la créativité, traqués par les injonctions à rentabiliser la moindre unité de cervelet, à optimiser son temps libre et à combler le vide à grandes bouchées de bribes médiatiques (sous peine de n’être qu’un « rien »). Il y a trop de malice dans Les Vagabondespour tremper dans le pamphlet. Sans jamais se répéter, Alain Béhar empile, découpe, hybride en piochant dans un contexte social, politique, et culturel contemporain : délires posthumanistes à la Elon Musk, gameplay, progrès technologiques brevetés par Google, botanique, mouvements sociaux, références artistiques (de Rimbaud à Rem Koolhaas et de Claude Nougaro à Philip Glass en passant par Baudrillard)… Quand le gouvernement français dérèglemente le code du travail au profit d’une servitude modernisée, Les Vagabondesenvisage la fin du salariat et de la propriété, un revenu de 7000 euros par mois et « des robots qui travaillent à perte » à l’horizon 2029. Et voilà que les perspectives anticapitalistes ouvertes par André Gorz dans les années 1990 font irruption dans la fiction, boursoufflées. Quand la timide reprise des relations entre les États-Unis et Cuba, en plein processus de passation de pouvoirs, laisse dubitatif sur les zones d’influence respectives, la pièce de Béhar imagine une Tate Gallery sur l’île communiste.
Bref, l’auteur bricole – avec dextérité – ce « théâtre de données » que son personnage évoque, si ce n’est ce « Centre dramatique potentiel ». La mise en abyme du théâtre ne va pas sans égratigner au passage la bureaucratie institutionnelle et les sacrosaintes politiques culturelles. Dans cette « société de projets », il y a des « gens qui cherchent l’art sans jamais le trouver », « on parle de subventionner la clandestinité à hauteur de ce qu’elle ne montre pas », on y monte « les invendus » des scènes dramatiques entre deux averses, on y croise des syndicalistes de l’Odéon et des chargés de mission qui s’improvisent techniciens. Si le monologue glisse parfois vers un entre-soi, c’est pour le désamorcer avec le panache d’un auteur discret, à distance des scènes conventionnées.
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Et puis la mort passe comme une ombre projetée en fond de scène. Elle s’endort, solitaire et répudiée, dans un Éden numérique. L’ivresse linguistique s’estompe et les fleurs, elles, ont muté en silence (et sous la main verte de la danseuse Montaine Chevalier). Elles recouvrent dorénavant tout le plateau, sauvageonnes ou domestiquées, plastifiées, pixellisées ou décadentes.
La « société de projet » des Vagabondes n’est ni transparente ni monnayable, elle se compose par circonvolutions, se nourrit et s’absorbe (dans un processus de « topophagie » faut-il comprendre), s’équilibre dans l’incertain et le bancal. Et si elle avorte, tant pis. C’est un« jardin où l’on vit le plus naturellement du monde entre “faire” et “imaginer faire”, où le déjà fait et ce qui reste à faire s’entendent avec ce qui aurait pu se faire et ce qui ne se fera pas. »
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Les Vagabondes, éloge de la potentialité et des jardins quantiques d’Alain Béhar, jusqu’au 7 octobre au théâtre de l’Échangeur, Bagnolet ; le 24 janvier au théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence ; du 30 janvier au 3 février à hTh, Montpellier.
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